Le documentaire essai n’est pas un film qui explique. Il ne cherche pas à convaincre avec des chiffres ou à démontrer une vérité objective. Il fait autre chose : il interroge. Il pose des questions à voix haute, en mélangeant souvenirs personnels, archives trouvées, images bricolées et réflexions intimes. C’est un genre où le réalisateur ne se cache pas derrière la caméra - il y est, avec ses doutes, ses colères, ses blessures. Et c’est précisément là que sa puissance politique réside.
Agnès Varda l’a compris en 2000 avec Les Glaneurs et la Glaneuse. Elle ne filme pas seulement des gens qui ramassent des légumes jetés. Elle filme sa propre vieillesse, ses mains qui tremblent, ses doutes sur ce qu’elle a le droit de filmer. Et soudain, ce n’est plus un film sur les pauvres. C’est un film sur le regard, sur la valeur, sur ce qu’on jette dans une société qui prône la productivité. Son image, son corps, sa voix - tout devient matière politique.
Comparez cela à un documentaire classique comme Fahrenheit 9/11 de Michael Moore. Là, la structure est claire : problème → enquête → révélation → appel à l’action. Dans un documentaire essai, il n’y a pas de révélation finale. Il y a des questions qui restent ouvertes. Et c’est précisément ce qui le rend plus vrai, plus humain.
Première vague (années 1950-1980) : Chris Marker, avec Letter from Siberia (1958), a posé les bases. Il a fait du film une réflexion libre, poétique, presque littéraire. En Europe, c’était un moyen de critiquer les idéologies sans tomber dans le discours officiel.
Deuxième vague (années 1990-2000) : les féministes et les activistes LGBTQ+ ont pris le relais. Marlon Riggs, avec Tongues Untied (1989), a utilisé le documentaire essai pour dire la douleur des Noirs gays aux États-Unis. Il a mélangé poésie, danse, témoignages et images de pornographie gay - non pour choquer, mais pour briser le silence. C’était du cinéma comme acte de résistance.
Troisième vague (2010-présent) : aujourd’hui, le genre s’ouvre à d’autres voix. Alexandria Bombach, dans On Her Shoulders (2018), suit Nadia Murad, survivante de l’État islamique, qui devient une militante internationale. Mais le film ne la transforme pas en héroïne. Il montre combien il est lourd de devoir raconter son trauma pour être entendue. Et il pose une question cruciale : qui a le droit de raconter une histoire ?
Une étude de l’Institut Brookings en 2020 a montré que seulement 17 % des législateurs ont changé d’avis après avoir vu un documentaire essai. Contre 39 % pour un documentaire classique sur un problème social. C’est un échec ? Pas forcément. Parce que ce genre ne vise pas à changer les lois. Il vise à changer la manière dont on écoute.
Un autre problème : la majorité des films sélectionnés dans les grands festivals (Sundance, Berlinale) entre 2010 et 2016 venaient de perspectives occidentales, même s’ils prétendaient parler du monde entier. C’est une contradiction. Comment peut-on dire que le personnel est politique, si l’on ne parle que de son propre personnel ?
Carol Hanisch elle-même a averti : « Le consciousness-raising n’était jamais une fin en soi. » Elle voulait que les femmes parlent pour se rassembler, pas pour se cloisonner. Aujourd’hui, certains documentaires risquent de transformer la souffrance en spectacle. Chaque voix devient une marque, chaque trauma un produit culturel.
À Columbia University, le programme OHMA (Oral History Master of Arts) a intégré le documentaire essai comme méthode d’enseignement. Les étudiants enregistrent les histoires de personnes handicapées, de réfugiées, d’anciennes militantes. Et ils apprennent une chose essentielle : écouter avec tout son corps. Pas seulement avec les oreilles. Avec le silence. Avec le tremblement de la voix. Avec ce qui n’est pas dit.
92 % des étudiants disent que cette approche les a transformés. Mais 68 % avouent avoir eu des crises : « Comment ne pas exploiter ? Comment ne pas réduire ? » Ce n’est pas un problème technique. C’est un problème éthique. Et c’est là que le documentaire essai est le plus fort : il ne donne pas de réponses. Il oblige à poser les bonnes questions.
La technologie aide aussi. Laura Poitras a utilisé l’IA pour trier des milliers d’archives dans All the Beauty and the Bloodshed (2022). Cela a réduit le temps de recherche de 65 %. Mais ce n’est pas la technologie qui rend le film puissant. C’est la façon dont elle est mise au service d’une voix humaine.
Le documentaire essai ne sera jamais un blockbuster. Il ne fera pas 100 millions de vues. Mais il est devenu indispensable dans les universités, les bibliothèques, les ateliers de cinéma. Il est le seul genre qui accepte que la vérité ne soit pas une ligne droite. Qu’elle soit brisée, répétée, chantée, murmurée.
Il ne cherche pas à changer le monde en une heure. Il change la manière dont on le regarde. Et parfois, c’est déjà tout ce qu’il faut.
Un documentaire traditionnel cherche à expliquer un fait, à prouver une vérité avec des témoignages, des chiffres et une structure linéaire. Un documentaire essai, lui, explore une question à travers une voix personnelle. Il accepte le doute, le fragment, la subjectivité. Il ne veut pas convaincre - il veut faire réfléchir. Dans un classique, le réalisateur est invisible. Dans un essai, il est au centre - et il le dit clairement.
Ils ne suivent pas la logique du récit classique. Les images ne s’enchaînent pas par cause et effet, mais par émotion, association ou mémoire. C’est comme lire un poème plutôt qu’un roman. Si vous attendez un début, un milieu et une fin clairs, vous vous sentirez perdu. Mais si vous laissez les images vous toucher, une autre compréhension émerge - plus intuitive, plus profonde. C’est une forme d’écoute différente.
Oui - mais différemment. Il ne fait plus de dénonciation directe. Il ne montre plus des injustices pour demander une loi. Il montre comment l’injustice vit dans les corps, dans les silences, dans les gestes quotidiens. C’est une politique plus subtile, plus profonde. Et parfois, c’est plus efficace : il ne change pas les votes, mais il change la manière dont on voit les gens. Et c’est là que les changements réels commencent.
Chris Marker avec Sans Soleil, Agnès Varda avec Les Glaneurs et la Glaneuse, Trinh T. Minh-ha avec Reassemblage, Marlon Riggs avec Tongues Untied, et plus récemment, Laura Poitras avec Citizenfour et Alexandria Bombach avec On Her Shoulders. Chacun a réinventé le genre en y injectant sa propre voix - politique, poétique, féministe, queer.
Sur MUBI et le Criterion Channel, qui les programment régulièrement. Certains sont aussi disponibles sur Kanopy, une plateforme accessible via les bibliothèques universitaires. Les festivals comme Sundance, IDFA ou Cannes (section Un Certain Regard) en présentent souvent. En France, les cinémas d’art et essai, comme l’Arlequin à Lyon ou le Studio des Ursulines à Paris, les projettent en avant-première.