Le film The Zone of Interest ne vous laisse pas respirer. Il ne crie pas. Il ne montre pas de camps, pas de chambres à gaz, pas de corps. Il montre une maison. Une jolie maison, avec un jardin fleuri, des enfants qui jouent, un père qui rentre du travail. Et juste derrière le mur, les cris. Des cris étouffés, lointains, comme le bruit d’une machine qui tourne en fond sonore. Ce n’est pas un film sur l’Holocauste. C’est un film sur ceux qui ont choisi de ne pas entendre.
Une histoire qui n’a pas besoin de montrer pour frapper
Jonathan Glazer, réalisateur britannique connu pour Under the Skin et Birth, a pris un risque fou : raconter l’Holocauste sans jamais le montrer. Il s’est appuyé sur le roman de Martin Amis, lui-même inspiré des faits réels. Rudolf Höss, commandant du camp d’Auschwitz, vivait avec sa femme et ses cinq enfants dans une villa à quelques pas des barbelés. Il faisait du jardinage le matin, lisait des livres à ses enfants le soir, et signait des ordres d’extermination l’après-midi.
Le film ne juge pas. Il observe. Il filme les repas en famille comme si c’était normal. Il montre la mère, Hedwig, qui choisit des plantes pour son parterre alors que les fumées des crématoires flottent dans l’air. Il ne cherche pas à expliquer. Il ne cherche pas à faire pleurer. Il fait une chose bien plus terrifiante : il rend l’horreur banale.
Le son comme arme principale
Le son est le personnage principal du film. Les bruits du camp - les cris, les coups de feu, les trains qui arrivent - sont toujours là, mais lointains. Comme un bruit de fond dans une maison de banlieue. Parfois, ils sont presque inaudibles. Parfois, ils deviennent si forts qu’on se penche en avant, comme pour mieux entendre. Et puis, tout redevient calme. Un oiseau chante. Un enfant rit.
La bande-son a été conçue avec une précision chirurgicale. Les bruits du camp ont été enregistrés sur place, à Auschwitz, en silence. Puis amplifiés, filtrés, déformés. Ce n’est pas du bruit. C’est de la mémoire. Une mémoire qui ne veut pas disparaître. Et elle vous suit. Même après avoir fermé le film, vous entendez encore ces sons. Dans votre tête. Dans votre maison. Dans le silence.
Des acteurs qui ne jouent pas - ils existent
Christian Friedel, qui incarne Rudolf Höss, ne fait pas de grand geste. Il ne hurle pas. Il ne pleure pas. Il ne se déchire pas. Il parle doucement. Il sourit. Il boit son café. Il se lave les mains avant de dîner. Il est parfaitement normal. Et c’est ce qui rend son personnage si effrayant. Il n’est pas un monstre. Il est un homme. Un homme qui a choisi de ne pas voir ce qu’il faisait.
Sandra Hüller, dans le rôle de Hedwig Höss, est encore plus troublante. Elle est belle, élégante, aimante. Elle organise des fêtes, invite des amies, achète des meubles pour la maison. Elle dit à ses enfants que les juifs sont « un problème ». Elle ne les déteste pas. Elle les ignore. Et cette indifférence est plus violente que n’importe quel cri.
Le mur entre la vie et la mort
Le film est structuré comme une maison. La villa est au centre. Le camp, derrière. Le mur, entre les deux. Ce mur est le vrai sujet du film. Il n’est pas fait de pierre. Il est fait de silence. De déni. De choix. Chaque jour, les Höss marchent sur le même chemin. Ils voient les détenus. Ils entendent les cris. Ils savent. Et pourtant, ils vivent. Comme si rien ne changeait.
Glazer filme ce mur comme un personnage. Il le montre de l’autre côté, du côté du camp. Il montre des mains qui grattent la clôture. Des yeux qui regardent la villa. Des enfants qui jouent à côté des cadavres. Et puis, il revient à la maison. À la table du dîner. À la baignoire. À la pelouse. Ce contraste n’est pas un effet. C’est la vérité.
Un film qui ne veut pas être vu - et c’est pourquoi il doit l’être
Beaucoup ont dit que The Zone of Interest est trop dur à regarder. C’est faux. Il est trop facile à regarder. Parce qu’il ne vous force pas à voir l’horreur. Il vous laisse choisir. Et en choisissant de ne pas regarder, vous devenez complice.
Le film ne vous demande pas de pleurer. Il vous demande de vous demander : Et moi, aujourd’hui, qu’est-ce que je choisis de ne pas voir ? Quels bruits de fond dans ma vie est-ce que je fais semblant d’ignorer ? Quels abus, quels mensonges, quels crimes systémiques est-ce que je laisse passer parce qu’ils ne me concernent pas ?
Ce n’est pas un film sur l’histoire. C’est un miroir. Et il reflète notre époque. Les dénis. Les silences. Les petites compromissions. Les « après tout, ce n’est pas mon problème ». Le film ne vous juge pas. Il vous montre. Et il vous laisse seul avec ce que vous voyez.
Un prix Oscar, mais pas une récompense
Le film a remporté l’Oscar du meilleur film international en 2024. Il a été salué par la critique internationale. Mais il n’a pas été fait pour être récompensé. Il a été fait pour être entendu. Pour être lu dans le silence qui suit la fin des crédits. Pour être ressenti, longtemps après avoir fermé l’écran.
Il n’y a pas de musique dramatique. Pas de plan sublime. Pas de rédemption. Pas de héros. Juste une maison. Un mur. Et un silence qui dure.
Quand le cinéma devient mémoire
Les films sur l’Holocauste ont longtemps cherché à montrer l’indicible. Schindler’s List. La Vie est belle. Shoah. Tous ont eu un but : témoigner. The Zone of Interest a un but différent : faire comprendre que l’horreur ne vit pas seulement dans les camps. Elle vit dans les maisons. Dans les choix quotidiens. Dans les sourires qui cachent l’indifférence.
Glazer ne nous montre pas comment les juifs sont morts. Il nous montre comment les autres ont continué à vivre. Et c’est cette vérité-là qui reste. Longtemps après la fin du film. Longtemps après avoir oublié les noms des acteurs. Longtemps après avoir quitté la salle.
Le silence n’est pas l’absence de bruit - c’est une décision
Le film ne vous donne pas de réponse. Il ne vous donne pas de morale. Il ne vous dit pas quoi penser. Il vous demande juste : Qu’entendez-vous ?
Quand vous entendrez un bruit qui vous dérange, allez-vous le faire taire ? Ou allez-vous vous demander pourquoi il est là ?
Le film est-il trop difficile à regarder ?
Non. Il est trop facile. Parce qu’il ne vous oblige pas à voir. Il vous laisse choisir. Et c’est là que réside la vraie violence du film.
Le film est-il historiquement exact ?
Oui, dans ses fondements. Rudolf Höss a réellement vécu avec sa famille à côté d’Auschwitz. Sa femme a effectivement acheté des meubles pour la villa. Les enfants ont joué dans le jardin. Les bruits du camp étaient audibles. Le film ne déforme rien. Il ne romancera pas. Il ne cherche pas à être « fidèle » - il cherche à être vrai.
Qui devrait regarder ce film ?
Tout le monde. Même ceux qui pensent ne pas pouvoir le regarder. Même ceux qui disent « j’ai déjà vu des films sur l’Holocauste ». Ce film n’est pas sur l’Holocauste. Il est sur nous. Sur notre capacité à vivre avec le mal sans le voir. Sur notre art de faire semblant que tout va bien.
Est-ce un film pour les enfants ?
Non. Ce n’est pas un film pour les enfants. Ni pour les adolescents. Il n’est pas fait pour être compris. Il est fait pour être ressenti. Et ce ressenti, il peut rester toute une vie.
Quelle est la leçon finale ?
Il n’y a pas de leçon. Il n’y a qu’un miroir. Et dans ce miroir, vous voyez une chose : que l’horreur ne vient pas toujours des monstres. Parfois, elle vient des gens ordinaires qui font comme si rien ne se passait.