Le Telluride Film Festival n’est pas un festival comme les autres. Pas de tapis rouge géant, pas de paparazzi en foule, pas de stars qui se disputent les micros. Ici, on ne vient pas pour être vu. On vient pour voir du cinéma - le bon, le rare, le puissant. Depuis 1974, cette petite station de ski du Colorado devient, chaque septembre, le creuset silencieux où se forgent les films qui domineront les Oscars quelques mois plus tard.
Un festival sans publicité, mais avec une influence massive
Le Telluride Film Festival ne vend pas de billets. Pas de plateformes en ligne, pas de réservations. Les pass sont envoyés par invitation uniquement, et la plupart du temps, ils vont à des professionnels : réalisateurs, critiques, distributeurs, académiciens de l’Académie des Oscars. La capacité d’accueil ? À peine 5 000 personnes par an. Pourtant, c’est l’un des festivals les plus influents au monde.
En 2023, Oppenheimer a été projeté en avant-première à Telluride. Le public a applaudi debout. Trois semaines plus tard, le film a été présenté à Venise. Six mois après, il a remporté sept Oscars, dont celui du meilleur film. Ce n’était pas un hasard. Depuis 2000, plus de 60 % des films présentés à Telluride ont été nominés aux Oscars. Et plus de 40 % ont gagné au moins un prix.
La clé ? La discrétion. Pas de compétition officielle. Pas de prix du public. Pas de jury. Juste des projections, des discussions en salle, des déjeuners improvisés entre cinéastes. C’est dans ces moments-là que les distributeurs décident d’acheter un film. Que les critiques changent d’avis. Que les votants de l’Académie se disent : « Je dois voir ça. »
Le lieu : un village, une montagne, une bulle
Telluride est un village de 2 300 habitants, niché entre des parois rocheuses à 2 700 mètres d’altitude. Les rues sont étroites. Les bâtiments, en brique rouge, datent du XIXe siècle. Les cinémas sont petits : le Sheridan Opera House, le Town Park, le New Sheridan Hotel. Il n’y a pas de salle avec plus de 400 places. Le silence est presque religieux entre les projections.
Les spectateurs marchent d’un cinéma à l’autre, en silence, en écharpe, sous la neige parfois. Les discussions se font dans les cafés, les librairies, les bus gratuits qui relient les points du festival. Il n’y a pas de réseaux sociaux officiels. Pas de live-tweeting. Pas de hashtags. Les critiques publiées le lendemain sont souvent les premières à parler du film - et elles ont du poids.
En 2022, Women Talking de Sarah Polley a été projeté ici. Personne ne s’attendait à ce qu’il devienne un phénomène. Mais les critiques de The New York Times et The Guardian ont été fulgurantes. Le film a été distribué par Amazon, a reçu trois nominations aux Oscars, et a remporté l’Oscar du meilleur scénario adapté. Tout est parti de Telluride.
Les films qui ont changé la course aux Oscars
Le Telluride Film Festival est devenu un indicateur fiable des gagnants potentiels. Voici quelques exemples :
- 1999 : American Beauty - projeté ici, a gagné l’Oscar du meilleur film.
- 2004 : The Aviator - présenté à Telluride, a remporté cinq Oscars.
- 2010 : The Social Network - la première projection a eu lieu ici, avant Toronto. Finaliste aux Oscars, a remporté trois récompenses.
- 2017 : Three Billboards Outside Ebbing, Missouri - a été salué ici, a remporté deux Oscars.
- 2020 : Minari - découvert à Telluride, a été nominé pour six Oscars, dont meilleur film.
La règle est simple : si un film est projeté à Telluride et qu’il suscite une réaction forte, il a de fortes chances d’être dans la course. Pas parce qu’il est « bien » - mais parce qu’il est vu par les bonnes personnes, au bon moment, dans un contexte qui valorise l’émotion plutôt que la publicité.
Les films 2025 : ce qui se prépare
En 2025, plusieurs films déjà repérés devraient faire leur apparition à Telluride. Parmi eux :
- The Brutalist de Brady Corbet - un drame épique sur un architecte juif émigré en Amérique après la Seconde Guerre mondiale. Tourné en noir et blanc, avec Adrien Brody dans le rôle principal. Déjà salué à Cannes.
- Conclave de Edward Berger - adaptation du roman de Robert Harris sur un conclave papal. Avec Ralph Fiennes et John Lithgow. Un thriller politique à la fois intime et monumental.
- Emilia Pérez de Jacques Audiard - bien qu’il ait été présenté à Cannes en 2024, il sera relancé à Telluride pour renforcer sa campagne aux Oscars. Un film en espagnol et en français, avec Karla Sofía Gascón, qui a déjà reçu une nomination aux Golden Globes.
Chacun de ces films a un point commun : ils ne sont pas faits pour les blockbusters. Ils sont faits pour les salles obscures, les discussions tardives, les critiques en profondeur. C’est exactement ce que Telluride cherche.
Pourquoi les studios misent sur Telluride
Les studios hollywoodiens ne paient pas pour être à Telluride. Ils n’ont pas besoin de payer pour une salle ou une campagne publicitaire. Ce qu’ils paient, c’est le temps, la discrétion, et l’accès à un réseau invisible.
Un producteur de Los Angeles m’a dit un jour : « À Telluride, tu ne vends pas ton film. Tu le révèles. »
Les distributeurs viennent chercher des films qui n’ont pas encore été vus. Des films qui n’ont pas encore été étiquetés comme « trop ardu » ou « trop lent ». À Telluride, la lenteur est une vertu. La complexité, une force. Les acteurs qui ne sont pas des stars sont mis en lumière. Les récits qui ne parlent pas d’amour ou de super-héros sont célébrés.
En 2023, The Holdovers de Alexander Payne n’était pas un projet de blockbuster. Il n’avait pas de star majeure. Mais à Telluride, les critiques ont parlé de « chef-d’œuvre ». Le film a été distribué par Disney, a reçu trois nominations aux Oscars, et a fait plus de 50 millions de dollars dans le monde. Tout est parti d’une projection dans une salle de 300 places, avec 200 spectateurs en silence.
Comment les cinéphiles peuvent y participer
Vous n’êtes pas un réalisateur ? Vous n’êtes pas critique ? Vous n’avez pas de lien avec l’industrie ? Vous pouvez quand même y être.
Chaque année, une petite part des places est réservée au public général - environ 5 % du total. Les inscriptions ouvrent en juin. Il faut s’inscrire sur le site du festival. Pas de paiement en ligne. Pas de carte de crédit. On vous demande de remplir un formulaire détaillé : pourquoi voulez-vous venir ? Quels films avez-vous vu cette année ? Quels cinéastes vous inspirent ?
Il n’y a pas de garantie. Mais les candidats qui montrent une vraie passion - pas un simple désir de « voir des stars » - ont plus de chances. Certains viennent depuis 20 ans. Ils connaissent les projections par cœur. Ils savent où s’asseoir pour entendre les commentaires après la fin du film. Ils ne prennent pas de photos. Ils ne tweetent pas. Ils écrivent des lettres. Des lettres à des réalisateurs, à des critiques, à eux-mêmes.
Le vrai pouvoir de Telluride
Le pouvoir de Telluride ne vient pas de ses prix. Il vient de sa capacité à redonner au cinéma sa dignité. Ici, un film n’est pas un produit. Il est une expérience. Une conversation. Une émotion partagée dans le silence.
À Los Angeles, on calcule les chances de gagner un Oscar avec des sondages, des campagnes, des dîners. À Telluride, on le sait quand le public reste assis après la fin du film. Quand personne ne bouge. Quand personne n’applaudit. Parce que le film a touché quelque chose de plus profond que l’émotion. Quelque chose de vrai.
C’est pourquoi, chaque année, les plus grands cinéastes du monde - Scorsese, Cuarón, Villeneuve, Chloé Zhao - viennent à Telluride. Pas pour être applaudis. Mais pour se souvenir pourquoi ils ont fait ce métier.